23 février 1803
"
Papaaaaaaaaaaaaaaa !"
Je lui sautais au cou en un éclat de rire alors qu'il me prenait dans ses bras et me faisait tournoyer dans les airs. Mon rire se perdit sur les murs de la maison alors qu'il me souriait heureux d'être parmi nous. Samaël se colla à sa jambe et père me relâcha pour attraper mon jumeau et l'embrasser tendrement sur la joue avant de le reposer à son tour. Il nous fixa un moment avec un éclair de fierté dans le regard et se tourna vers mère qu'il embrassa passionnément.
"
Vous m'avez tellement manqué."
Elle lui adressa un petit sourire un peu triste.
"
Tu nous a manqué aussi... Tu restes combien de temps ?"
Une grimace gênée se dessina sur son visage alors que je levais le regard sur lui la bouche entrouverte. Mon regard passant de l'un à l'autre. On ne le voyait pas beaucoup, il était toujours à la guerre ou avec son autre madame et ses autres enfants. Il s'occupait très bien de nous mais il ne sortait jamais avec nous, il disait que ce n'était pas correct. Je ne comprenais pas vraiment tout ça. Je savais juste qu'il avait une autre famille plus importante qui l'empêchait de rester avec nous. Même si des fois, il passait une semaine entière à la maison. Et là, c'était juste trop bien ! Des rires, des chants et des danses partout dans la maison. C'était la fête et j'aimais ça.
"
Je repars demain matin. Je suis désolé Euphrasie, j'aurais aimé rester plus. Je suis venu pour les garçons..."
Elle hocha la tête avec un petit sourire triste. Je m'approchais d'elle sans vraiment comprendre pourquoi elle avait l'air aussi triste, j'accrochais une main à son jupon et collais ma tête contre elle. Elle passa une main douce et délicate sur ma joue.
"
Je comprends Pierre. Tu as un rôle à tenir."
Elle était belle mère. Je l'aimais beaucoup, elle était douce, toujours gentille et aimante. Jamais un méchant mot même quand nous faisions des bêtises. Et nous en faisions parfois, je n'aimais pas rester assis à ne rien faire sur une chaise. J'aimais bouger, beaucoup. Mon regard croisa celui de Sam et un petit sourire malicieux se dessina sur mes lèvres alors qu'il volait le chapeau de père et qu'il se le mettait sur la tête. Il se mit droit comme un i et commença à parader comme un prince.
"
Je suis l'amiral De Villeneuve laissez passer."
Dans un rire, je me plaçais devant mon jumeau et commençais à taper des pieds pour battre la mesure.
"
Poum pouloulou ! Laissez passer ! Laissez passer !"
Et nous repartîmes dans l'un de nos jeu dans un grand éclat de rire, laissant les grands parler de leurs problèmes de grands. Du coin de l’œil, je vis père sortir pour revenir presque aussitôt mais nous étions plongés dans un combat acharné et il était impossible de l'arrêter. Pourtant, il se plaça entre nous deux et posa une main sur nos épaules. Il nous regarda l'un et l'autre avant de passer une main dans nos cheveux.
"
J'ai un cadeau pour vous."
Intrigués nous relevâmes la tête, les yeux brillants d'excitation. Il ressortit une minute avant de revenir à l'intérieur une boule de poil couinant entre les bras. Il posa le petit chien devant nous avec un grand sourire.
"
Joyeux anniversaire !"
Je fixais le petit chien avec une expression d'adoration sur le visage. Je me dépêchais de le prendre dans mes bras et de le couvrir de câlins et de bisous alors que Sam s'approchait de père pour le remercier.
"
Merci père, il est très mignon."
Je haussais les sourcils devant son air pompeux et relâchais ma petite peluche vivante pour le faire courir derrière moi en riant comme un fou avant de me cogner dans les jambes d'Angélique. Elle me houspilla gentiment avant de faire une révérence devant père et mère. Le dîner était prêt. J'esquissais un moue déçu, je ne n'avais pas vraiment faim, je voulais jouer encore avec le petit chien. Cependant, je n'eus pas le choix, père m'attrapa dans ses bras et me conduisit à table sans me demander mon avis.
"
Comment allez-vous appeler votre petit chien ?"
J'échangeais un regard avec mon jumeau avant d'esquisser un petit sourire innocent.
"
Napoléon ! Comme ton chef."
Il me fixa un moment troublé avant d'éclater de rire, d'un rire franc et communicatif. Il me serra un peu plus contre lui et embrassa mon front avant de me poser sur une chaise autour de la table.
"
Je suis certain qu'il serra ravi d'apprendre que notre chien porte son nom."
Je lui adressais un nouveau grand sourire alors que nous commencions à souper dans la bonne humeur. J'aimais quand c'était notre anniversaire, j'aimais quand mère souriait et j'aimais quand père était là. Tout semblait mieux, plus joyeux, moins triste. Parce que parfois, c'était triste juste nous trois avec Angélique pour aider mère. C'était une idée de père, il avait dit que c'était un cadeau. Mais on ne pouvait pas offrir une personne n'est-ce pas ? Elle était drôle Angélique, pas comme nous avec sa peau noire. Je lui avais demandé un jour si c'était parce qu'elle était sale mais elle m'avait dit que non que c'était juste la couleur de sa peau qui était comme ça. Je trouvais ça étrange quand même mais je n'avais pas insisté. Elle faisait partie de la famille aussi maintenant même si elle ne mangeait jamais en même temps que nous. C'était triste mais c'était comme ça, il y avait des règles disait père et il fallait les respecter.
25 décembre 1805
L'hiver avait été rude, plus que les autres, il faisait froid et l'on sortait avec peine de la maison. Angélique continuait néanmoins d'aller au marché faire les courses pour les différents repas. La dernière lettre de père datait du mois d'octobre et de terribles rumeurs disaient qu'il avait été fait prisonnier par les anglais. On l'accusait d'être à l'origine de la défaite de Trafalgar. Son nom était couvert de honte et on nous pointait du doigt encore plus que d'habitude. Pourtant, nous n'avions pas son nom, nous n'étions pas de sang noble. Nous portions le nom de notre mère. Lantier. Pas De Villeneuve. Pourquoi ? Parce que nous étions nés hors mariage. Parce que nous n'étions pas des enfants légitimes.
Je le vivais plutôt bien, enfin je m'en fichais. Samaël un peu moins. Il avait trop de fierté. Mais qu'est-ce que ça pouvait faire au fond ce que nous étions ? Cela n'avait que peu d'importance alors que nous nous inquiétions pour la survie de notre père. S'il n'y avait eu que cela. L'hiver avait été si rude que mère avait attrapé un rhume de poitrine. Je ne comprenais pas tout ce qui se passait dehors, je ne comprenais pas tout ce qui se passait dedans mais je voyais bien que mère était au plus mal. Elle respirait difficilement depuis la veille au soir, ses cheveux sur son front étaient collés par la sueur. Elle était pâle, très pâle, trop pâle.
Je n'avais pas quitté son chevet, je serrais fort sa main dans la mienne priant pour qu'il ne lui arrive rien. Priant comme si ma vie en dépendait. Je n'avais jamais prié avec autant de force. Je voulais que mère survive, je voulais qu'elle guérisse, je voulais qu'elle rit à nouveau, je voulais qu'elle m'embrasse à nouveau. Mais elle avait juste les paupières fermées et la respiration lourde et difficile. Mes larmes coulaient sur mes joues alors que Samaël serrait très fort ma main dans la sienne. Angélique avait dit qu'elle allait chercher le prêtre. Je ne voulais pas, c'était injuste. Mais je n'avais pas eu la force de lui interdire. M'aurait-elle écouté de toute façon ? Mère tourna la tête vers nous et nous sourit difficilement, elle nous observa un moment en silence avant de tendre la main pour caresser ma joue puis celle de mon jumeau.
"
Promettez-moi de rester... toujours ensemble..."Ce n'était qu'un murmure difficile entre deux respirations rauques. Mais j'avais entendu, je hochais la tête.
"
Promis mère."
Je tournais la tête vers Sam pour le fixer. Comment arrivait-il à parler alors que je ne pouvais que pleurer ? Elle esquissa un petit sourire avant de fermer les yeux une nouvelle fois, une quinte de toux secoua tout son corps me laissant impuissant les yeux écarquillés d'horreur alors que je voyais une tâche rouge apparaître sur le mouchoir qu'elle avait instinctivement porté à ses lèvres. Je m'accrochais un peu plus à sa main alors qu'elle se recalait dans ses oreillers. Elle tourna à nouveau les yeux vers nous.
"
Je vous aime tellement mes amours..."
Un sourire triste s'étira sur ses lèvres alors qu'une ombre passait dans son regard.
"
Et dites... à... votre père que je l'ai aimé de tout mon cœur."
Je m'agrippais à son bras avec désespoir.
"
Non... Vous lui direz vous-même."
Je ne voulais pas. Je refusais. Je fusillais Angélique du regard alors qu'elle revenait avec le prêtre. Je bloquais le passage avec mon corps. Je ne voulais que ce démon l'approche. Si Dieu existait vraiment, il sauverait mère. Je vis la douleur dans son regard, je vis la peine de nous quitter. Mes larmes coulaient à flot et je m'accrochais comme je pouvais à elle. Une nouvelle quinte de toux l'emporta, sa respiration se fit chaotique, des râles de douleur. Je l'entendis suffoquer mais je n'avais plus la force de regarder. Ma tête collée à son bras sur le lit, je m'agrippais de toutes mes forces.
Puis, ce fut le silence complet. J'entendis le prêtre marmonner dans son coin alors que Angélique tentait de me défaire de son corps mais je ne voulais pas l'abandonner. Jamais. Je restais accroché, je hurlais et donnais des coups de pieds à quiconque s'approchait de moi. Je ne voulais pas qu'elle soit enfermée dans une boîte dans le noir. Je ne voulais pas qu'on l'emmène loin de moi. Mais je n'eus pas le choix. Quelqu'un m'attrapa avec force, réussi à me détacher et me gifla pour que je me calme. Cela ne fit qu'hurler davantage alors que Sam prenait ma défense et mordait celui qui avait osé porter la main sur moi. Jamais personne ne m'avait frappé avant. Personne. Alors je me sauvais par la porte dans le froid glacial, courant après le corps de mère que l'on emportait loin de moi.
"
Mamaaaaaaaaaaaan !"
Je hurlais à m'en arracher les poumons, je hurlais comme je n'avais jamais hurlé.
"
MAMAAAAAAAAAAAN !"
Et je courrais, vite, plus vite encore pour tenter de rattraper la carriole qui l'emmenait loin de nous. Mais je ne vis pas les cailloux qui dépassaient de la neige, je trébuchais et tombait tête la première au sol. Grelottant de froid et de désespoir, je sentis une main me remettre violemment sur mes pieds.
"
Bon ça suffit maintenant sale petit bâtard ! Tu viens là !"
Je sentis qu'on me tirait en arrière par le col de mon habit. Je ne me débattis pas cette fois-ci, terrassé par l'horreur et la fatigue. Accablé et sans espoir d'un avenir à nouveau radieux. Je croisais le regard en larmes d'Angélique, d'autres gens l'emmenaient loin de nous. Je lui adressais un petit coucou, elle aussi nous était arrachée. Elle n'avait plus de maîtresse, plus de maîtres capables de s'occuper d'elle. Je ne savais pas ce qui nous attendait. Si père avait été là, il se serait occupé de nous mais... il avait disparu.
Je reniflais tout le long du chemin, serrant la main de Samaël dans la mienne. J'avais peur, je ne voulais pas aller dans un endroit horrible. Lorsque je relevais la tête, je vis un établissement en vieille pierre et lorsque nous rentrâmes dedans, l'odeur de pourrie me pris à la gorge. Je vis deux enfants à la piètre allure passer devant nous en longeant les murs. J'échangeais un regard avec mon jumeau. Dans quel endroit étions-nous ? Je frissonnais en voyant une nonne s'approcher de nous avec un sourire faux. Elle abattit ses mains crochues comme deux serres sur nos épaules et nous conduisit jusqu'à un dortoir miteux. On nous retira tous nos effets personnels et on nous vêtit de loques puantes. Voilà à quoi nous en étions réduits. On nous rasa les cheveux et on nous assigna une tâche quotidienne. L'enfer commençait mais je savais, j'espérais tout au fond de moi que père nous retrouverait et nous ferait quitter cet horrible endroit.
21 juin 1808
Personne n'était venu nous chercher, j'avais attendu de longues semaines dans l'espoir de voir père apparaître à l'entrée. Mais seul les mauvaises nouvelles arrivèrent. Quelques temps après notre arrivée, peu de temps après nos six ans, nous apprîmes que père était mort. Cela avait fait la une des journaux et nous l'avions appris presque par hasard par des bruits de couloirs entre deux nonnes. Un enchaînement de tragédie qui se rajouta à notre peine.
Peut-être que c'était ce qu'elles attendaient de savoir, s'il rentrerait ou non mais quelques jours après la mauvaise nouvelle, un homme vint nous chercher. Notre nouveau tuteur, un veuf qui avait deux filles. L'une plus âgée que nous et l'autre plus jeune. Je crus dans un premier temps que nous serions peut-être... bien avec cet homme. Mais la vérité éclata bien vite... Trop vite sans doute. Les filles étaient adorables avec nous, Lucie faisait le ménage, la cuisine, tous ces trucs de filles qui lui incombait depuis que sa mère était morte. Anne, elle était encore trop jeune pour aider sa soeur. Et nous... et bien... nous étions de la main d'oeuvre.
Il s'avéra assez vite que le père ne nous avait pris sous sa coupe que pour l'aider à la ferme. Au début, la vie n'était pas désagréable, j'avais toujours aimé les animaux. Même si je n'avais jamais rien fait de manuel ou de physique jusqu'à présent, j'étais heureux d'apprendre de nouvelles choses. Samaël était légèrement plus réservé, il n'aimait pas la campagne. Il n'aimait pas la ferme. Pourtant, il dut faire avec, apprendre l'art de manier une bêche ou de penser les bêtes. Les journées étaient bien remplies mais nous trouvions toujours le moyen de faire rire les filles. Leur quotidien n'était pas plus gai que le notre et il fallait se serrer les coudes. Après tout, elles aussi avaient perdu une mère.
Mais tout commença à déraper quand le père commença à se montrer violent. L'alcool ne lui réussissait pas vraiment et plus il buvait plus son tempérament devenait méchant. Au début, il ne s'en prit qu'à nous. C'était facile, nous n'étions pas ses fils après tout, nous n'étions rien pour lui que des bouches à nourrir contre un peu de travail. Mais il arriva bien vite qu'il s'en prit à Lucie pour rien et pour tout, une soupe trop chaude, une cheminée trop froide. La vie devint vite invivable pour elle comme pour nous, la seule qu'il n'osait pas encore toucher était Anne.
Sans doute parce qu'elle était la plus jeune ou parce que tout le monde défendait Anne. Même Samaël qui pourtant semblait se moquer de tout sauf de mon bien-être. Il prenait toujours ma défense et prenait les coups à ma place. Il en devint de même pour Anne. Cela faisait plus de deux ans que nous vivions à la ferme pourtant il semblait que cela faisait une éternité. Sam parlait de plus en plus de quitter la maison, moi, je ne voulais pas laisser les filles toutes seules alors jusqu'à présent nous étions restés. Jusqu'à ce jour fatidique.
La journée avait pourtant bien commencé, le père semblait de plutôt bonne humeur pour une fois mais tout sembla déraper d'un coup. Sans doute que tout n'avait pas été comme il avait voulu dans son champ ou qu'il s'était pris un coup d'une bête. Cela n'eut pas réellement d'importance au fond. Anne était partie au puits et nous l'avions accompagnée pour rapporter plus d'eau. Sur le chemin, comme de façon habituel, nous chahutions lorsque le père nous tomba dessus et commença à pestiférer.
"
Vous n'avez donc rien d'autre à faire ? Bande de bons à rien. Je ne vous nourris pas gracieusement ! Vous avez intérêt à retourner travailler rapidement !"
Il commença à s'avance furieusement vers nous lorsque Anne s'interposa entre lui et nous.
"
Père, ils m'accompagnaient au puits. Les seaux sont trop lourds pour moi."
Nous la fixâmes tous éberlués surtout son père qui resta un moment silencieux à la fixer avant que son visage ne se ferme et qu'il lève une main pour l'abattre violemment sur la joue de la petite. Cette dernière porta la main à sa joue effrayée, c'était la première fois qu'il portait la main sur elle. Les larmes commencèrent à perler au coin de ses joues alors que le père s'avançait lourdement vers elle pour la saisir par le bras.
"
Je vais t'apprendre à répondre moi tu vas voir !"
Il saisit la petite par les cheveux et la poussa violemment au sol, il était à deux doigts de la ruer de coups lorsque Lucie arriva, un couteau de cuisine affûté entre les mains. Elle était comme devenue folle, des cheveux éparses sortant de son bonnet blanc, elle se rua sur son géniteur et enfonça son couteau dans sa poitrine. Des larmes perlant sur ses joues à chaque coup qu'elle portait. Il finit par s'effondrer au sol, sans vie, dans une marre de sang. Je fixais la scène avec horreur et dégoût lorsque Lucie se tourna vers nous.
"
Fuyez !"
Je secouais la tête.
"
Et vous ?"
Je la fixais inquiet alors qu'elle esquissais un sourire qui se voulait rassurant.
"
On se débrouillera... Part avec ton frère !"
Je restais pourtant planté à la fixer sans oser bouger. Sam me tira de ma torpeur et m'entraîna à sa suite en courant à toutes jambes. Je ne sais pas combien de temps nous avons couru mais cela dura longtemps. Nous ne nous arrêtâmes pas à la première ville ni même à la deuxième. Je n'avais aucune idée de où nous étions. Tout ce que je savais, c'était qu'à présent, il allait fallait que nous nous débrouillons par nos propres moyens pour manger. Nous étions orphelins, dans la rue et laissés à nous-mêmes. Mais Samaël semblait savoir ce qu'il faisait alors je le laissais gérer. Ce fut la dernière fois que je revis Anne et Lucie. Ce fut la première fois de ma vie que je dormais dans la rue et mon seul point de repère était mon jumeau. Nous avions respectés la promesse de mère. Nous étions ensemble. Pour toujours.
28 février 1810
Vivre dans la rue, c'était nul. J'avais tout le temps faim ou presque. Mais on était doué pour voler des choses maintenant, c'était presque devenu un réflexe. Je ne pouvais m'empêcher de laisser mes mains vagabonder à la recherche de quelque chose à subtiliser. Mais le meilleur, c'était Sam. C'était pour ça que dans tous nos plans c'était lui qui se faufilait par derrière. D'ailleurs nous tenions notre nouvelle victime. Nous bougions de villes en permanence, j'avoue ne jamais avoir retenu où nous allions. Après moins de deux ans passés sur les routes, il y avait trop d'endroits à retenir. Il faisait juste plus froid que là d'où nous venions originellement.
Je secouais la tête pour me remettre les idées en place et me concentrer sur le plan avant d'essuyer mes mains sur mes haillons. C'était parti, je faisais toujours le gamin étourdi, c'était drôle et ça me correspondait bien disait Samaël. Je ne savais pas trop si c'était vrai mais j'obéissais. Je me retrouvais donc à courir presque naïvement et n'importe comment sans regarder devant moi alors que je venais brutalement me cogner contre un homme richement vêtu aux cheveux blonds. Je n'eus même pas à feindre ma chute tellement le choc me surpris, je ne m'étais pas attendu à ce qu'il soit aussi... dur. Je restais sur les fesses à le contempler choquer alors qu'il baissait le regard sur moi et se baissait pour m'aider à me relever. Je lui adressais un grand sourire
"
Pardon ! Je ne regardais pas où j'allais."
C'était ce moment que Sam choisissait pour intervenir, il profitait de l'inattention de la victime pour s'approcher et lui faire les poches. Mais cette fois-ci, tout ne se déroula pas comme prévu. Même si l'homme m'aida à me remettre sur mes pieds, il attrapa vivement la main de mon jumeau qui se trouvait dans sa poche. Je fixais l'homme bouche-bée alors que ce dernier se contentait simplement de nous regarder en souriant.
"
Je ne m'attendais pas à ça mais... ça fera l'affaire ! Quels âges avez-vous ?"
Je le fixais légèrement interloqué avant de couler un regard de Sam qui ne semblait pas ravi du tout. Au point, où on en était de toute façon... autant répondre.
"
Dix ans."
Le regard de Samaël s'assombrit légèrement mais je n'y prêtais aucune attention, il était tellement rabat-joie quand il s'y mettait. L'homme lui semblait ravi de la réponse.
"
Merveilleux ! Et comment vous appelez vous ?"
Je haussais un sourcil surpris à sa question. C'était un interrogatoire ?
"
Moi, c'est Ezechiel et lui, c'est Samaël. Et vous ?"
Je posais un regard curieux sur lui alors qu'il semblait amusé de ma question.
"
Moi, c'est Lestat. Et je crois pouvoir combler toutes vos attentes... Je vous propose un toit et de la nourriture à volonté. Ça vous tente ?"
Samaël fronça les sourcils, il ne semblait pas convaincu mais moi, j'étais super emballé par l'idée. C'était trop bien ! On allait arrêter de vivre dans la rue ! J'esquissais un grand sourire ravi et hochais frénétiquement la tête.
"
Oui !"
Sam me tira la manche pour m'interpeller.
"
Je ne suis pas sûr que..."
Mais Lestat semblait encore plus ravi que nous et nous avait déjà attrapé une main chacun et nous entraînait à sa suite.
"
Par-fait ! Nous allons commencer par un bon repas et ensuite... on vous enlèvera ces affreuses guenilles."
L'idée me plaisait d'avance et même Samael n'avait pas moufté. Bon ce que je n'avais pas prévu cependant c'était le bain interminable avant de pouvoir enfin prétendre à un repas immense. C'était le paradis. J'étais littéralement aux anges, il y avait bien longtemps que je n'avais pas mangé autant sans devoir chaparder. Tout était bon, tout était beau. C'était trop beau pour être vrai. C'est donc avec une certaine méfiance que je me levais de ma chaise lorsqu'un maître d'hôtel vint nous chercher.
Parfumés, habillés plus somptueusement que nous ne l'avions jamais été, une perruque qui grattait sur la tête et le ventre plein pour la première fois depuis trop longtemps pour se souvenir vraiment de la dernière fois que nous avions mangé à notre faim. Accompagnés d'un majordome, nous entrâmes dans le salon où nous attendait l'homme qui nous avait invités chez lui. Mais il n'était plus seul. Un autre homme se trouvait dans la pièce. Nous les fixâmes un moment avant de nous approcher de Lestat qui nous faisait signe avec un sourire.
"
Ah, les voilà !"
Il passa une main derrière nos jeunes cous graciles, je relevais la tête vers lui sans trop savoir quoi faire. Je perçus son regard bienveillant et malicieux à la fois.
"
Lazare, je te présente Ezechiel et Samael."
Il avait l’air ravi et gloussa même. J'esquissais donc un sourire rayonnant en direction du susnommé Lazare.
"
Mes petits, je vous présente Lazare."
Ce dernier nous fixait les sourcils froncés comme s'il ne comprenait pas bien la situation. Moi même je ne la comprenais pas vraiment mais j'avais la sensation que notre avenir se jouer maintenant. Il était richement habillé, mais beaucoup plus sobre que Lestat. Une tenue marine de militaire.
"
…"
"
Les enfants, soyez gentils, faites un câlin à votre nouveau père ! Il va de soit qu’il prendra très bien soin de vous."
Il avait murmuré à nos oreilles mais de façon suffisamment fort pour que Lazare puisse l'entendre c'était certain. Je vis Sam relever le regard sur Lestat les sourcils froncés. Quelque chose ne lui plaisait pas c'était largement visible. Pourtant, je me prêtais au jeu, c'était notre chance. Une nouvelle famille s'ouvrait à nous. J'attrapais la main de mon jumeau dans la mienne et l'entraînait vers Lazare avec un sourire malicieux. Arrivé devant le militaire je lâchais mon frère pour venir enrouler mes deux bras et coller ma tête contre l'un de ses bras.
"
Ouiiiiiiiiii ! Je suis très heureux de vous rencontrer !"
Samaël fixa la scène un moment avant d'incliner légèrement le buste devant Lazare.
"
Enchanté..." Il coula un regard vers Lestat. "
... Père."
Il se redressa et lui adressa un petit sourire avant de me fixer et de m'imiter en allant se saisir de son second bras disponible. J'adressais un grand sourire à Sam, j'étais fier de lui pour une fois qu'il ne faisait pas le rabat-joie. Je sentis néanmoins Lazare se crisper, fustigeant Lestat du regard. Ce dernier agita la main nonchalamment, un sourire aux lèvres, en s’adossant contre le dossier du fauteuil.
"
Qu’est-ce que… ?"
"
Tu me parlais tellement de compagnie, j’ai pensé que deux charmants enfants parviendraient à apaiser ton cœur en colère. Ils sont en quelque sorte mon… Cadeau d’anniversaire pour toi."
Lestat semblait satisfait. Lazare passa d’une tête à l’autre, partagé entre la surprise et la colère, mais aussi la dignité propre de ce qu’il était. Du moins, il me sembla voir une forme de dignité dans son regard. Je pouvais comprendre, je n'avais pas l'habitude d'être un cadeau d'anniversaire mais c'était plutôt cool en fait. Enfin, en espérant qu'il nous accepte. C'était mieux.
"
… ceux ne sont que des enfants."
"
Oui ! Mais ne t’inquiète pas, ils sont encore tous vivants et tous mignons !"
Je ne comprenais pas tout, comment pouvions nous ne pas être tout vivant si on était debout à côté de lui ? Cela devait avoir un sens pour eux mais pas pour moi. Et pour être honnête, je m'en moquais royalement, du moment qu'il accepte de nous garder le reste n'avait pas d'importance. Je levais un regard pétillant vers Lazare avec un grand sourire ravi.
"
Joyeux anniversaire."
Je sentis le regard de Samaël sur moi, je savais que beaucoup de choses traversaient son esprit à ce moment là. Pourtant, cela sembla aller dans mon sens puisqu'il esquissa un sourire qui se voulait adorable. Celui qu'il faisait quand il tentait d'amadouer les autres, celui qui faisait craquer mère à chaque fois, celui qui j'adorais.
"
Vous voulez bien de nous ?"
Il jouait le jeu et j'en étais réellement heureux. A deux, nous étions irrésistibles. Je baissais les yeux avec une petite moue triste. C'était le moment de jouer nos meilleures cartes.
"
On est orphelins..."
"
Ne nous renvoyez pas dans la rue..."
A peine un murmure mais un regard intense de suppliques. Je m'accrochais un peu plus au bras de Lazare avec une petite moue abattue et un grand regard plein d'espoirs pour accentuer les paroles de Sam.
"
On sera sage..."
Il soupira et s’accroupit devant nous, nous observant un peu plus attentivement cette fois. Ma bouille peinée et l’air légèrement forcé mais sombre de Samuel. Nous étions semblables et si différents en même temps. Nos caractères étaient complémentaires l'un de l'autre et ensemble tout était possible. J'avais la sensation que nous venions de faire craquer cet homme à l'apparence si froide.
"
… Je ne vous renverrais pas à la rue." Finit-il par déclarer. "
Mais vous, que voulez-vous ?"
Qu'est-ce que nous voulions ? C'était la première fois depuis longtemps qu'on nous posait la question. Comme si nous avions réellement le choix. Mais je voulais cette vie que je n'avais plus. Un toit au dessus de la tête, des repas régulier et des bons traitements, ne plus vivre dans la peur permanente de prendre un coup. Je plongeais mon regard dans celui de Lazare avec un petit sourire.
"
Une vraie famille."
C'était nais et j'en avais conscience, je vis d'ailleurs Sam se retenir de lever les yeux au ciel et fixer le militaire avec un sérieux que ne devrait pas posséder un enfant de dix ans.
"
Une vie prospère et un toit sûr et accueillant. Vous pouvez nous offrir tout ça ?"
Je fixais un instant Samael avant de tourner mon regard vers Lazare.
"
Vous voulez être notre famille ?" je lui adressais un petit sourire timide. "
Parce que moi, je veux bien devenir votre famille..." Mon sourire se fit plus franc et plus chaleureux. "
Sam aussi mais il ne le dira pas. Il est trop fier."
Un petit sourire espiègle m'échappa alors que mon jumeau levait les yeux au ciel tout en hochant la tête. Lazare nous fixait, tour à tour. Il semblait réfléchir à beaucoup de choses alors qu'il nous observait, je ne savais pas quels genres de pensées traversaient son esprit, j'aurais aimé le savoir. Notre destin était à présent dans ses mains.
"
… Une vie remplie et un toit sûr et accueillant. Ces termes semblent être un contrat que je peux honorer, jeune Samael." M'adressant un sourire plus doux . "
Néanmoins, si vous devez vivre ici, il va falloir me promettre quelque chose."
"
Quoi ?"
La suspicion naturelle de Sam était parfois un vrai poison. Sans réserve aucune, je me collais contre Lazare en entourant son cou de mes bras. Trop heureux qu'il accepte notre présence à ses côtés.
"
Promis !"
Samaël jeta un regard vers Lestat qui ne nous avait pas lâché des yeux avant de soupirer et de me fixer à nouveau.
Ez... ! Il me fusilla du regard alors que je lâchais un léger ricanement trop heureux de la situation. Subtilement une main glissa jusqu'à la poche de Lazare pendant mon étreinte, Sam offrant une distraction parfaite... J'arriverais peut-être à dénicher une pièce ou mieux... du chocolat. Mais je ne rêvais pas trop. Pourquoi aurait-il du chocolat dans sa poche ? Toutefois, sa main intercepta la mienne à une vitesse si rapide que je me retrouvais les doigts en l’air avant même de l’avoir compris. Lazare fronça les sourcils face à mon visage surpris. Personne encore n'avait réussi à m'attraper jusqu'à présent, j'arrivais toujours à me faufiler discrètement. Qu'il ait senti mes doigts et la vitesse avec laquelle il m'avait capturé me laissait sans voix. Lestat avait été aussi rapide avec Sam toute à l'heure et je restais perplexe de cette agilité de mouvement. Néanmoins, je pris un air contrit devant le regard du militaire qui prenait la parole.
"
Ne faites confiance à personne, sauf à moi. Lestat n’aura que faire de vous alors ne titillez pas sa patience." Le concerné soupira et marmonna à qui voulait l’entendre qu’il savait parfaitement s’occuper d’enfants, d’abord ! "
… Et si vous me volez, ou me mentez, soyez sûrs que je n’oublierai pas. Je préfère l’honnêteté au vice."
Il relâcha ma main et fouilla dans sa propre poche pour en sortir un simple bonbon à l’orange, qu’il me tendit, paume ouverte. Je le fixais un moment médusé et presque vexé d'avoir été aussi facilement attrapé, pourtant je pris le bonbon timidement et l'enfournais dans ma bouche sans lâcher Lazare du regard.
"
Merci..."
J'avais oublié qu'on pouvait avoir certaines choses sans voler. Ce serait difficile, j'aimais le jeu qu'il y avait autour du vol en lui même. Il y avait un enjeu à avoir la chose convoitée et c'était assez excitant, je sentais que les choses seraient moins facile à présent mais... encore plus exaltante. Il allait falloir redoubler d'ingéniosité pour ne pas se faire prendre. Mon regard brilla d'un éclat malicieux alors que Sam nous fixait médusé. Il tourna la tête vers Lestat et hocha la tête, je pus voir à ce moment précis que mon frère ne lui faisait pas confiance.
"
Nous ne ferons confiance qu'à vous sans jamais plus vous mentir ou même vous voler."
Son regard s'attarda sur moi alors que je m'empressais de hocher la tête.
"
Promis !"
Mes mains sagement dans mon dos et une bouille presque trop angélique pour être honnête. J'avais conscience de ne pas avoir trompé Sam pour un sous mais je savais qu'il pensait exactement comme moi. Hors de question de nous priver de nos jeux. Encore moins maintenant que nous avions une nouvelle maison rien que pour nous. Lazare se contenta de nous fixer, je ne savais pas ce qu'il pensait à cet instant, s'il était un temps soit peu, heureux de notre présence.
"
Soyez assurés que vous ne manquerez de rien. Timothy..." Il désigna le maître d’hôtel qui nous avait accompagné jusqu'à la pièce. "
...S’occupera de vous pour ce soir. Ezechiel, Samaël, profitez de cette nuit."
Il tendit la main vers nous et nous la serra à tous les deux comme à de grandes personnes. Pour moi cela n'était qu'un nouveau jeu mais cela me faisait bizarre d'être traité de cette façon, j'avais tellement eu l'habitude qu'on ne me prenne pas au sérieux. J'étais presque triste de cette distance alors que Sam relevait le torse avec fierté. Je jetais un dernier coup d’œil à Lestat puis à Lazare avant de me laisser entraîner par Timothy hors de la pièce. Il nous conduisit vers une somptueuse chambre occupée par deux lits à baldaquins. Un sourire ravi se dessina sur mes lèvres alors que je glissais un regard complice vers mon jumeau. Dans un cri de joie immense nous coururent vers les lits et commencèrent à sauter dessus dans de grands éclats de rire. Notre vie venait de perdre la plupart de ses nuages et notre avenir ne m'avait jamais semblé aussi radieux alors que je finissais par m'écrouler épuisé sur le lit le plus confortable du monde.
18 mai 1818 ~ POV Samaël
La vie était douce au Manoir. Malgré les colères et les caprices occasionnels de Lestat, nous menions une vie heureuse. Ezechiel avait conservé son âme d'enfant, nos jeux et nos blagues grandissant en même temps que nous. Il commençait, je finissais lorsqu'il doutait, j'aimais pervertir son esprit innocent. Mais nous n'étions jamais l'un sans l'autre. Il en serait toujours ainsi, là où l'un était, l'autre suivait. Lazare avait été un père exemplaire pour nous, j'avais placé toute ma confiance en lui, je me méfiais un peu plus de Lestat. J'avais assez rapidement découvert leur secret. Ce n'était pas vraiment difficile en soi. Pourquoi ne mangeait-il pas à table avec nous ? Quel était cet étrange breuvage qu'ils buvaient à la place ? Ezechiel n'avait jamais douté de rien, n'avait rien remarqué.
Son esprit volatil trop occupé à autre chose sans doute. Trop occupé à vivre pleinement sans se poser de questions et à orchestrer son prochain coup de génie. J'étais plus observateur, je l'avais toujours été, plus suspicieux également. Je devais très certainement être le seul des deux à réellement écouter les cours dispensés par le précepteur qui nous avait été imposé. Lazare avait estimé qu'il nous fallait une éducation digne de ce nom. Nous avions appris à lire, à écrire, la littérature, l'histoire, le grec, le latin, les sciences et les mathématiques. Des sciences obscures qui ne nous parlaient pas réellement mais nous les avions apprises. Ez ne pouvant pas s'empêcher de perturber le cours sous mes éclats de rire. Après tout, il y avait tellement mieux à faire que rester assis à écouter un vieux ronchon.
Mais malgré cela les informations étaient entrées dans nos têtes, faisant de nous des érudits. J'espérais réellement rendre fier Lazare et Lestat en dépit de nos bêtises. Mais même si nous nous faisions régulièrement grondés, nous n'en restions pas moins une famille. L'armée avait toujours eu un attrait tout particulier pour nous, d'autant plus en sachant que notre père adoptif avait connu notre géniteur. Nous voulions suivre leurs traces à tous deux et c'est tout naturellement que nous intégrèrent l'école militaire à seize ans. Notre nouveau nom aida fortement mais quel mal y avait-il à faire jouer ses relations ? Napoléon n'était plus au pouvoir mais l'armée n'avait pas moins besoin d'hommes.
L'école fut un nouvel univers, nous devinrent des hommes, apprenant et comprenant certains plaisirs qui nous étaient totalement inconnus jusque là. Ez tomba amoureux ou du moins, il crut tomber amoureux. A mes yeux, cela n'avait rien de sérieux. Comme pouvait-il être sûr que Joséphine serait la femme de sa vie ? C'était ridicule et voilà qu'il ne parlait plus que de fiançailles alors que la fin de l'école approchait. Savait-il seulement ce qu'était le mariage avec une fille comme ça ? Certes elle était fille de militaire très haut gradé, tout encourageait cette alliance sauf le secret que Ezechiel ignorait sur notre famille.
Il voulait m'abandonner pour une paire de beaux yeux. Il disait que rien ne nous séparerait jamais mais c'était faux. Le départ pour la guerre était imminent, son engagement auprès de cette péronnelle était imminent et moi, je voyais mon jumeau s'éloigner sans ne rien pouvoir faire. La peur de le perdre me rendait fou et il fallait que je trouve le moyen de faire en sorte que rien ne puisse jamais nous séparer. Pas même la mort. Sa sécurité était la chose la plus importante à mes yeux. Il ne faisait aucun doute qu'il courrait droit à la mort, il n'avait pas une once de réflexion et de méchanceté. Comment pourrait-il tuer quelqu'un le moment venu ? Il en était parfaitement incapable.
Je pris ma décision assez rapidement peu avant de devoir partir pour le front. Je suppliais Lazare dans un premier temps, il était tout naturel qu'il accepte après tout. Ne voulait-il pas que nous devenions une vraie famille ? Nous serions tous semblables, tous immortels et tous ensembles pour l'éternité. Je pensais sincèrement qu'il accepterait, qu'il ferait ça pour nous. Mais je n'avais pas conscience que pour lui ce n'était qu'une malédiction que lui avait imposée Lestat. Je tentais tout pour le faire plier mais il refusa à chacune de mes suppliques. Peut-être avait-il conscience que Ezechiel n'était pas au courant ? Cela avait-il une réelle importance ? Si Lazare ne voulait pas, Lestat le ferait.
C'était la première fois que j'allais lui demander une faveur et j'espérais qu'il accepterait. Même si j'avais le sentiment qu'il serait moins réticent que Lazare à nous faire partager son mode de vie. D'ailleurs, je fus presque surpris de la rapidité avec laquelle il accepta ma demande et sa condition. Je ne voulais pas que Ez sache que j'avais demandé. Je voulais qu'il reste dans l'ignorance. J'avais surtout peur qu'il perde sa confiance en moi. J'avais peur de le perdre. J'avais la certitude que ce serait lui et moi pour l'éternité si Lestat nous transformait.
Le sourire ravi du vampire me conforta dans mon idée, au moins un qui semblait approuver mon idée. C'est donc avec une certaine impatience et une certaine fébrilité qu'une date fut fixée entre nous. Ezechiel n'en sut rien et le jour venu, je l'attendais dans le salon avec Lestat, je jouais du piano comme il m'arrivait assez régulièrement de le faire. J'aimais le son de l'instrument, il m'apaisait. Je tournais la tête vers mon jumeau avec un sourire alors qu'il s'installait à côté de moi. Ce fut comme un déclencheur. Lestat s'approcha de nous et posa une main sur nos nuques avec un léger sourire. La suite est un peu floue même pour moi. Je crois me rappeler une coupe avec son sang à l'intérieur, la grimace d'Ezechiel et le murmure de Lestat à notre oreille.
"
Maintenant vous savez ce que Lazare et moi buvons quotidiennement."
Le regard de mon frère remplit d'incompréhension posé sur le vampire alors qu'il avale difficilement le sang. Je prends la coupe à mon tour et bois le sang qui se trouve à l'intérieur. Le visage de Lestat qui se métamorphose alors qu'il plante ses crocs dans le cou d'Ezechiel, je vois la vie quitter mon frère alors qu'il finit inconscient sur le sol. La peur commence à s'emparer de moi alors que semble venir mon tour, ses crocs dans mon cou, mon sang qui quitte mon corps. Je croise le regard de Lazare alors que je sombre dans l'inconscience, je crois y lire le dégoût mais peut-être est-ce de la déception. La première fois que je vois cette lueur dans son regard alors qu'il me regarde en tout cas. Mais qu'est-ce que ça peut faire ?
Tout ce qui importe, c'est la douleur, cette douleur indescriptible qui me brûle les entrailles. L'impression de vivre mille morts et pire encore. Cette conscience inconsciente qui donne l'impression que je flotte au dessus de mon corps. Est-ce que Ezechiel vit la même chose ? Oui sans doute. Je comprends mieux les doutes et le refus de Lazare. Même si j'aurais préféré que ce soit lui. Peut-être aurait-ce était moins douloureux ? Ou pas. Cela n'a pas la moindre importance au point où j'en suis.
Et enfin l'inconscience totale, libératrice de cette douleur affreuse. Lorsque j'ouvre les yeux, la terre me recouvre et m'entoure mais je n'ai pas peur. Comme un instinct primaire, je sais ce qu'il faut faire. Je creuse fébrilement avec une rapidité et une facilité presque déconcertante. Peut-être me serais-je attardé un peu plus pour réfléchir si cette soif brûlante ne m'avait pas rongée de l'intérieur. Lorsque j'émerge à l'air frais, Ezechiel se trouve dans la même position que moi, les yeux rouges sang et les crocs sortis. Je me retins d'esquisser un sourire de victoire alors que Lestat avance vers nous une jeune fille à l'air soumis à chaque bras. Il les pousse vers nous avec un immense sourire ravi.
"
Bon appétit."
Je ne remarque pas son regard luisant de sadisme et de complaisance alors que je me jette à la gorge de ma proie. J'ai trop soif, l'odeur de son sang m'attire irrémédiablement et je n'arrive pas à contrôler cette pulsion. Je ne veux pas la contrôler non plus cela dit... Et je sais que Ez ressent la même chose à mes côtés, nos regards se croisent et je sais à cet instant que l'éternité nous appartient. Et que ce sera lui et moi. Jusqu'à la nuit des temps.
12 juin 1828
Les premiers temps avaient été difficiles pour moi. Sam semblait se faire à sa nouvelle vie avec beaucoup de facilité mais je mettais plus de temps. Les premiers mois la faim me tiraillait tellement que je n'arrivais pas à me contrôler. Nous étions deux êtres incontrôlables et assoiffés de sang. Lestat semblait trouver cela comique alors que Lazare nous regardait avec pitié et compassion. Ou peut-être était-ce autre chose ? J'avais la sensation qu'il en voulait à Samaël pour quelque chose qui m'échappait. Mais peut-être que tout cela, c'était dans ma tête.
Les premières années furent complexes, je dus dire adieu à beaucoup de choses et notamment à Joséphine. Je ne pouvais plus me marier avec elle. Je mis un terme à ma carrière dans l'armée prétextant une maladie, ce ne fut pas difficile à simuler ni pour Sam ni pour moi. Personne ne chercha plus longtemps et nous furent exemptés, déclarés mourant. Nous étions cloîtrés au manoir sans pouvoir sortir. J'aurai aimé qu'une autre alternative soit trouvée mais hélas, c'était la seule solution acceptable. Jusqu'à ce que je sois capable de me mêler à nouveau à la population.
Comme si nous étions revenus à une époque révolue. C'était plus simple de contrôler ma soif, j'arrivais à vivre de façon presque normale, je pouvais sortir à nouveau. C'était agréable de se sentir vivant à nouveau et non dépendant de cette soif en permanence. Je me sentais libre de sortir, de séduire, de rire, de jouer à nouveau. De nouveaux enjeux s'étaient crées. Nous étions libres de parcourir le monde si nous le désirions mais il était encore trop tôt. Nous ne le voulions pas. Pas encore. Je n'étais pas encore assez certains de me contrôler tout à fait et j'avais encore des choses à apprendre de Lazare.
Nous prenions petit à petit notre indépendance, nous éloignant tout en restant aux alentours. Un jour durant l'une de nos excursions, un visage dans la foule me sembla familier. Une femme qui avait pris l'âge autant que nous mais qui restait parfaitement reconnaissable à mes yeux. Vingt-trois ans avaient passé depuis la dernière fois que je l'avais vu, elle avait perdu ses rondeurs d'adolescentes, elle était devenue une femme. Mais son regard était marqué par des démons qui semblaient l'habiter. Une fillette d'une dizaine d'année était accrochée à son jupon alors qu'elle achetait quelques provisions. Je m'approchais prudemment sans être sûr que ce soit réellement elle. Mais je pris le risque, cette odeur de camomille qu'elle portait sur elle en permanence.
"
Angélique ?!"
Elle tourna la tête et plissa les sourcils comme si elle cherchait à reconnaître la personne qui l'avait interpellé. D'un mouvement rapide et fluide, je me blottis contre elle, la serrant dans mes bras alors qu'elle semblait désemparée. Son regard s'attardant sur Samaël en une expression de surprise alors que je me reculais pour la fixer en souriant. Elle blêmit avant de passer une main tremblante sur ma joue.
"
Tu... Vous êtes vivants..."
Je hochais la tête avec un petit sourire en coin.
"
Et toujours vos têtes de bébés. Qu'est-ce qui s'est passé ? Vous avez oublié de grandir ?"
Une moue amusée s'étira sur ses lèvres alors qu'elle plaçait la petite devant elle.
"
Ma fille, Adélaïde."
J'esquissais un grand sourire à la gamine alors que Samaël serrait Angélique dans ses bras à son tour.
"
On est des De Lioncourt maintenant."
Un éclair de peur sembla traverser son regard alors qu'elle baissait la tête avec un éclat de tristesse.
"
Je vois..."
"
Tu vas pouvoir travailler pour nous maintenant ! Tu vas voir, ça va être chouette. On va bien te payer."
Elle esquissa un petit sourire triste.
"
Je ne peux pas... Mon maître ne sera pas très content si je pars."
Je la fixais sans comprendre.
"
Qu'est-ce que ça peut faire ? On va te protéger nous."
Je lui adressais un grand sourire.
"
On peut essayer. Tu seras libre de ne plus faire le ménage ou la vaisselle avec nous. Et ta fille aura une chambre rien qu'à elle."
Angélique sembla réfléchir.
"
Je ne peux pas, ne rien faire. Je travaillerais... Et puis... ne me faites pas croire que vous savez vous gérer seuls."
Un sourire espiègle fleurit sur son visage alors que je faisais semblant de me vexer.
"
Si, on peut. Mais on a d'autres servants aussi..."
Elle éclata de rire en secouant la tête.
"
Très bien... retrouvez moi ici ce soir."
Mon visage s'illumina de joie et je la serrais à nouveau contre moi trop heureux. Une nouvelle vie commençait pour nous tous, du moins, c'est ce que je croyais. Quand la fille d'Angélique arriva seule nous comprîmes rapidement que quelque chose de grave avait eu lieu. La petite attrapa ma main et m'entraîna à sa suite.
"
Vite... Il... il va la tuer..."
Elle retenait ses sanglots avec difficultés mais elle continuait de serrer ma main, fort, dans la sienne. Je me retenais pour ne pas accélérer un peu plus la cadence, je n'avais aucune idée de l'endroit où elle m'emmenait. Lorsque nous pénétrâmes dans une petite cabane de bois et que je vis Angélique au sol, je compris qu'il fallait faire vite. Je lançais un regard à Sam qui hocha doucement la tête. J'entaillais doucement mon poignet et le glissais à la commissure des lèvres de mon amie. Elle me maudirait plus tard pour cela mais il était hors de question que je la laisse mourir. Je la forçais à boire mon sang avant de me pencher à son cou en fermant les yeux. Ce fut difficile mais je savais comment procéder. Pourquoi ? Comment ? Je le savais. Lestat l'avait expliqué à Samaël. Dans quel but ? Je l'ignorais. Mais Sam savait quoi faire alors j'exécutais comme un bon petit soldat.
Je portais le corps d'Angélique en terre et je priais pour qu'elle nous revienne. Mes larmes accompagnèrent chaque étape sans savoir si je la reverrais un jour. C'est donc avec un soulagement immense que plusieurs jours plus tard, je vis la terre de sa tombe bouger. Elle en sortit complètement assoiffée et Samaël se dépêcha de l'emmener chasser. Ce n'est qu'une fois rassasiée que nous l'amenâmes un peu honteux auprès de Lazare et Lestat.
"
Elle était mourante."
Ce fut la seule explication que je fournis à Lazare. Il avait une nouvelle vampire au sein de sa famille, il n'avait plus qu'à l'accepter, elle et sa fille.
1er janvier 1917
Angélique se fit finalement assez bien à sa nouvelle vie, elle eut l'intelligence de ne rien cacher à Adélaïde. Cette dernière n'était pas stupide de toute façon, elle avait tout vu de la transformation de sa mère. Elle eut le choix de choisir sa vie à son tour. Et elle choisit de nous rejoindre à sa majorité. Une nouvelle sœur venait de voir le jour. Nous étions heureux pour Angélique qui n'aurait pas à voir sa fille mourir sous ses yeux et triste à la fois. J'aurais aimé avoir eu le choix. J'aurais aimé que Lestat me demande avant de me transformer. Peut-être que j'aurais accepté, très certainement même. Mais au moins, cela aurait été mon choix.
Je ne regrettais pas d'être ce que j'étais, pas vraiment du moins, j'étais avec Samaël et c'était tout ce qui importait au fond. Le manoir commença à nous peser et nous décidèrent de partir faire un tour du Monde. Nous profitèrent de notre vie de bohème pour faire des rencontres pour nous instruire sur le monde et pour vivre à outrance. C'était tellement facile d'obtenir tout ce que notre cœur désirait. J'appris l'oisiveté avec un grand O. J'appris la débauche avec un grand D. Tout était un prétexte au jeu, à l'orgie et à la décadence. Samaël m'entraînait d'autant plus. Lestat approuvait de loin semblait-il et Lazare... Il y avait bien longtemps que nous ne lui demandions plus son autorisation.
Nous faisions une escale en Russie impériale depuis presque cinq ans maintenant, le temps n'avait pas d'importance, pas d'impact. J'aimais cette Russie folle et festive, remplie de bals plus beaux les uns que les autres. Les russes étaient magnifiques. La culture, la langue, la neige, la splendeur... Tout, j'aimais tout. Et Samaël était encore plus fou d'amour que moi. Il avait rencontré cette fille, une cousine de l'impératrice et il était tombé fou amoureux. Il la courtisait depuis un moment déjà et il était à deux doigts de convaincre le père de lui laisser sa fille. A deux doigts d'emporter la bataille. Elle... Elle était déjà en admiration devant lui. Je la comprenait, il était beau comme un dieu Sam.
Elle s'appelait Natalia mais tout le monde l'appelait Natasha. Allez savoir... ce pays avait des coutumes étranges... Les Marie devenaient des Masha, les Anastasia des Nastia et les Alexander des Sasha. Quel intérêt de donner un prénom à la base si c'était pour s'appeler autrement à la fin ? Je comprenais le principe du surnom ou du diminutif... Mais lorsqu'il était plus court que le prénom de base pas l'inverse... Enfin bref, peu importait au final, je trouvais ça assez drôle au fond. Et puis, c'était Sam qui la désirait plus que tout, j'étais heureux pour lui si cela le rendait heureux. Elle était gentille.
Tout semblait parfait. Ce nouvel an était fantastique, un magnifique bal, de la danse, de l'alcool, de la joie, des rires et des feux d'artifices. Tout était réuni pour une nuit de débauche exquise. Tout était réuni. Samaël avait aussi prévu de faire de sa fiancée une immortelle. Je n'avais pas réellement mon mot à dire, il faisait ses choix. Tant que nos partagions notre soirée, tant que la fête battait son plein. Ce fut une ivresse sans fin, le sang m'enivrait presque autant que l'alcool autrefois. Rien n'était plus parfait que cette nuit. La décadence à l'état pure.
La nuit était bien entamée, trop entamée peut-être. Tout le monde dormait et Sam commença le rituel. Tout se déroula dans l'ordre jusqu'à sa mise en terre. Tout était parfait, tout avait été respecté. Nous attendîmes plusieurs jours. Une semaine interminable mais elle ne se réveilla pas. Samaël voulut rester, être sûr. Nous restèrent un mois alors que les recherches pour retrouver la cousine disparue de l'impératrice battaient leur plein. Mais elle ne sortit jamais de terre. Il y avait parfois des échecs... C'en était un. Et Sam ne s'en remit jamais réellement. Il devint plus amer, plus inconscient, plus frivole encore. Et je ne pouvais que le suivre alors que nous quittions la Russie pour ne jamais y revenir, laissant derrière nous le corps de Natasha dans un trou de terre. Peut-être qu'un jour, ils finiraient par la retrouver... Toujours est-il que nous n'en entendîmes jamais parler.
Suite et fin